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@mdarcemont

Des églises et des HLM. (France 65-75, tentative d'anthologie)

Eglise Saint-Sébastien
L'église Saint-Sébastien à Nancy. Source: Wikipedia / Utilisateur: Garitan (CC).

J’éprouve depuis un certain temps un interêt pour la période allant de la fin des années 60 au début des années 70 en France, qu’on pourrait approximativement ramener à 1965-1975. On pourrait la désigner comme la fin des Trente Glorieuses ou comme les années post-mai 68, mais sa valeur historique n’a guère d’importance pour moi. Je l’apprécie d’abord à travers ses films, ses chansons, et surtout ses vestiges.

Cela s’explique d’abord certainement par une forme de nostalgie. Une nostalgie indirecte, n’ayant pas connu cette période, qui remonte à ma propre enfance. Je garde un souvenir vivace des samedi après-midi passés à Nancy non pas pour sa place Stanislas, à l’époque encore loin d’avoir retrouvé son éclat, encore moins pour son riche patrimoine Art Nouveau, mais pour sa skyline, remarquable pour une ville moyenne de province, pour sa spectaculaire Tour Thiers et pour son centre commercial Saint-Sébastien, monstre de béton percé en son centre pour y placer les escalators, aussi joyeux que ceux de Beaubourg, qu’on descendait depuis les étages du parking, aussi entortillé qu’une file de manèges d’EuroDisney.

J’appartiens à la première génération en mesure de porter un regard neutre sur ces constructions, à ne pas spontanément établir une hiérarchie entre l’ancien et le nouveau, à voir de la normalité dans ce panorama formé d’un centre commercial et d’une église tous deux nommés Saint-Sébastien, aussi hétérogène mais inévitable que la fratrie d’une famille recomposée - l’autre tube de ces années-là. Les générations précédentes ont eu à choisir entre le contentement et le regret de voir un quartier qu’on disait insalubre rasé pour y implanter un centre commercial incarnant la modernité vers laquelle la ville avait choisi de se tourner, alors traversée par une de ces poussées de fièvre urbanistique comme elle en a tant connu. Quant aux générations suivantes, elles ont toujours vu ces constructions désignées comme étant la source de tous les maux (économiques, sociaux, etc.), le bouc-émissaire à sacrifier pour sauver la ville. Elles n’ont jamais vu ces bâtiments dans leur forme originelle, mais toujours affublés d’une verrière, de faux plafonds ou d’un parquet flottant cherchant à atténuer leur violence architecturale.

Il faut dire que leur forme originelle, leur vraie forme originelle, n’a guère été longtemps visible. J’ai bien conscience que j’arpentais moi-même déjà ces bâtiments dans leur forme terminale - et qu’à vrai dire, leur décrépitude immémorielle est sûrement ce qui me les rendait si séduisants. Pour voir à quoi ils ont réellement ressemblé, on peut s’abandonner à une nostalgie un peu facile et un peu périlleuse et admirer ces cartes postales irréelles de grands ensembles ou ponts-restaurants, ou faire un pas de côté en regardant des films ou écoutant des chansons de cette époque-là.

J’en arrive donc à la seconde raison de mon interêt pour cette période là : la production artistique. Si mon interêt pour les films et chansons de ces années vient en partie de ce qu’ils montrent, je crois qu’il y a aussi quelque chose dans la façon dont ils sont écrits, produits, et incarnés, qui me touche beaucoup. Formellement déjà, il s’en dégage comme une petite mort, comme si l’âge d’or des années 50 expirait son dernier souffle, Godard ou Lennon jetant l’éponge, laminés par dix ans de création exaltée. Les films ont perdu leurs couleurs, seuls le gris et le bleu subsistent. Le Cercle Rouge de Jean-Pierre Melville n’a plus rien de rouge. Les chansons ont perdus leurs arrangements flamboyants : Nino Ferrer ou Polnareff font le vide autour des mots.

Ce sont aussi des années de perfection technologique, la fin d’un cycle entamé quinze ans plus tôt, qui va laisser la place à des expérimentations techniques pas toujours heureuses (comme la vidéo) qui demanderont des années avant d’être maîtrisées (et hélas, nombre de réalisateurs français n’essayeront jamais de les maîtriser, ce qui donnera lieu à une production cinématographique française globalement hideuse). Je compte de nombreux films réalisés à la fin des années 60 ou au début des années 70 parmi les plus beaux jamais réalisés. Perfection graphique aussi, là aussi, dans les lignes des voitures, dans le mobilier, la publicité, les vêtements - mais je me sense un peu sale de défendre ce début de civilisation du cul, pour paraphraser Pierrot le fou.

Il y a donc conflit, ou association non désirée, entre la perfection formelle recherchée par l’artiste et la perfection architecturale ou urbanistique montrée ou décrite. Tous ces films approchent ces transformations de l’espace public sous un angle mélancolique, mais aucun ne se résoud à les enlaidir. Il y a un vrai contraste entre le cinéma réactionnaire des années 50 honni par les futurs réalisateurs de la Nouvelle Vague, qui cherche à dénoncer le laid par le laid, et celui de la fin des années 60 ou début 70 qui en est incapable (mais qui le redeviendra à la fin des années 70 et dans les années 80, avec notamment toute cette vague de polars complotistes de gauche comme de droite autours de politiciens et promoteurs immobiliers véreux).

Jacques Tati, par exemple, qui avait été taxé de réactionnaire par Truffaut pour Mon Oncle semble impuissant dans sa nouvelle satire de la modernité qu’est Playtime. Rien de ce qui a trait à la satire ne fonctionne dans le film. Plutôt que de condamner un monde de béton et de verre au sublime intouchable, Tati donne au spectateur les clés pour y vivre et y trouver son compte, y compris spirituellement. C’est une main tendue, un geste de réconciliation. Les artistes font part de leurs doutes, de leur inquiétude et de leur amertume de voir le monde de leur enfance disparaître, mais disent aussi qu’ils sont disposés à essayer et à chercher l’accomodement et la conciliation plutôt que le conflit, ce que je trouve plutôt beau et émouvant. A moins que ce ne soit plutôt de la résignation face à un mouvement implacable et une transformation inéluctable, auquel cas, si ce n’est pas beau, c’est tout aussi bouleversant.

Aussi, il me semble que c’est un geste franco-français. Je n’ai pas retrouvé cette mélancolie dans d’autres films américains ou européens de cette même époque, peut-être du fait du caractère unique des grands ensembles français, qui auraient donc, par leur forme même, donné naissance à un ton. Etonnament, le film américain de ces années-là le plus porteur de cette mélancolie particulière, Model Shop a été réalisé par un français, en la personne de Jacques Demy, exilé à Los Angeles. Le paysage de Los Angeles, plat et étendu, n’a rien à voir avec celui de Sarcelles ou de La Défense, mais il se prête aux mêmes tribulations urbaines existentielles.

Ces films et chansons portent en eux les germes de ce qu’il y a de plus intéressant aujourd’hui dans le cinéma français et la chanson française. Les racines de Mikhaël Hers, Bertrand Burgalat, Vincent Delerm ou Guillaume Brac sont ici, ce qui en fait une bonne raison de se laisser contaminer par leur mélancolie.

Place à cette tentative d’anthologie. Si vous voyez des oeuvres méritant d’apparaître dans ces listes, dites-le moi sur Twitter !

Films

  • Playtime, de Jacques Tati (1967)
    Le plus beau film du monde - donc aussi le plus beau film sur les grands ensembles, l’urbanisme, l’architecture, les années 60, etc.
  • Le Chat, de Pierre Granier-Deferre
    Pas si ennuyeux et plombant que cela pour un film de Granier-Deferre, Gabin et Signoret sont excellents et la petite musique du film est touchante, mais il faut surtout le voir pour ses saisissantes images de chantiers et grues en plein coeur de Clichy qui voyait ses petits pavillons chers à Simenon (qui a écrit le roman dont le film est adapté) remplacés par des tours.
  • Le Samouraï / Le Cercle Rouge / Un Flic, de Jean-Pierre Melville
    Le style Melvillien en trois étapes : genèse, maturité, phase terminale. Le premier offre des images fascinantes de Paris quand le second s’attarde plus sur la banlieue et la province (on y voit notamment un superbe restoroute). Le troisième est un exercice stylistique fascinant mais un peu vain. Ce trio de films illustre très bien l’évolution du regard porté sur la modernité durant ces années-là.
  • Deux ou trois choses que je sais d’elle / Week-end, de Jean-Luc Godard
    Deux ou trois choses que je sais d’elle est une interminable vidéo ASMR de Godard, que je recommande toutefois pour ses superbes images de la banlieue parisienne. Week-end est un peu hors-sujet dans son ton, bien plus féroce que celui des autres films cités, mais il n’en reste pas moins l’un des meilleurs témoignages visuels de son époque (en plus d’être un très grand film).
  • Muriel ou le Temps d’un retour, d’Alain Resnais
    Film plus ancien que les autres, car sorti en 1963. La raison est simple : lui n’a pas eu à attendre la construction des grands ensembles, puisqu’il est situé à Boulogne-sur-Mer, intégralement reconstruite après guerre. Il en résulte une mélancolie, bien travaillée par la palette chromatique unique du film (des tons bleus-jaunes). Il s’agit à mon sens du chef-d’oeuvre de Resnais.
  • Dernier domicile connu, de José Giovanni
    Le thème, samplé par Gloria Gaynor ou Robbie Williams, est plus connu que le film, pourtant vraiment bon et qui figure parmi les rares films à s’aventurer dans le alors tout neuf 13e arrondissement (et rapidement vers métro Couronnes aussi).
  • Les choses de la vie / Les choses de la vie / Vincent, François, Paul et les autres, de Claude Sautet
    Claude Sautet n’a jamais abordé frontalement le sujet des transformations urbaines, mais il a souvent tourné autour, à travers certains dialogues ou personnages (tel que le personnage d’architecte interprété par Piccoli dans Les choses de la vie). Surtout, c’est incontestablement, et c’est un cliché de le dire, le cinéaste français emblématique de cette période.
  • Nous ne vieillirons pas ensemble, de Maurice Pialat
    Où l’architecture et les changements plastiques font presque figure de sous-titres à l’histoire.
  • La maman et la putain / Mes petites amoureuses, de Jean Eustache
    Le premier est l’un des films les plus germanopratins qui soient. Le décor dans lequels évoluent Léaud et les autres n’a pas changé depuis des années et a vocation à rester le sarcophage d’un certain esprit français. Mais c’est l’un des films les plus justes sur la déprime post-68, et également l’un des plus beaux films français tout court, qui se devait de figurer ici. Mes petites amoureuses est moins connu mais tout aussi beau (sinon plus), et plus dans le thème. S’il ne montre pas vraiment de zone urbaine, le travail d’Eustache sur le lieu, et notamment l’opposition qu’il développe entre la région de Narbonne, sexualisée et violente, et la Bourgogne, à l’angélisme presque chimérique, est intéressante.
  • L’aile ou la cuisse / La Zizanie, de Claude Zidi
    Deux films plus tardifs mais qui ont le mérite d’aborder les transformations sociales sous l’angle du rire. Tricatel est une invention fabuleuse.
  • Le plein de super, d’Alain Cavalier
    Très beau film cafardeux, injustement méconnu, qui évoque le cinéma que fera Judd Apatow trente ans plus tard.
  • Les petits câlins, de Jean-Marie Poiré
    Bien avant de réaliser ce chef d’oeuvre réticulaire qu’est “Les anges gardiens”, Jean-Marie Poiré a commencé sa carrière avec ce tout petit film sur de tous petits riens. Pas très réussi mais les plans de Dominique Laffin en moto sur le périph valent le détour.
  • La Jetée, de Chris Marker
    C’est un film de science-fiction, mais tout le monde y aura reconnu la jetée de l’aéroport d’Orly, qui était alors le monument le plus visité de France dans les années 60 (devant la Tour Eiffel) ou le Jardin des plantes.
  • Le Bonheur, d’Agnès Varda
    L’un des plus beaux films français en couleur, où Varda sublime la banlieue parisienne (pour mieux la rendre vénéneuse)
  • Viens chez moi, j’habite chez une copine / Ma Femme s’appelle reviens, de Patrice Leconte
    Deux films beaucoup plus tardifs que les autres mais il me semble que Michel Blanc a été l’héritier, dans les années 80, des films pré-cités. On trouve dans chacun de ces films un certain attrait pour les paysages de banlieue et l’architecture brutaliste.

Chansons

  • La Maison près de la fontaine, de Nino Ferrer
  • Le petit jardin, de Jacques Dutronc
  • La Maison où j’ai grandi, de Françoise Hardy
    Etonnant trio de chansons au thème similaire. La chanson de Nino Ferrer est superbe.
  • Holidays, de Michel Polnareff
    Une chanson écrite par Jean-Loup Dabadie, omniprésent dans ces années-là. Admiration sans bornes pour l’expression Des églises et des HLM.
  • Ce lundi-là, de Michel Delpech
    Je me souviendrai de ma sidération à la première écoute. Houellebecquien avec 20 ans d’avance. L’un des chef d’oeuvre méconnus de la chanson française.
  • l’album “Présence Humaine”, de Michel Houellebecq (et Bertrand Burgalat)
    Quelque peu hors-sujet de part son caractère tardif et ses thèmes qui brassent larges, mais à chaque fois que je l’écoute, et je l’écoute souvent, je pense au quartier Maine-Montparnasse et aux Olympiades.
  • Tour des Lilas / L’enfant sur la banquette arrière / Coeur défense, de Bertrand Burgalat
    Un peu hors-sujet là aussi, ces trois titres provenant d’un album sorti en 2017. Mais Burgalat, avec son interêt manifeste pour l’architecture brutaliste et sa dégaine pompidolienne, mérite bien sa place ici, d’autant plus qu’il est, je crois, le seul chanteur à avoir cité les tours Mercuriales et le pétrifiant échangeur routier de la Porte de Bagnolet dans une chanson.
  • La dernière séance, de Eddy Mitchell
    J’aime bien les parkings buildings supermarché, et c’est tout le fond de cet article, mais j’aime encore plus le cinéma et cette histoire d’un cinéma de quartier qui ferme me fait toujours un petit pincement au coeur.